Quand la sécurité devient un privilège : pourquoi les dispositifs d’urgence échouent face à la diversité des besoins ?

Que faire lorsqu’on est confronté à une situation d’urgence une crise médicale, une agression, un incendie sans pouvoir appeler les secours ? C’est une réalité pour de nombreuses personnes sourdes, malentendantes ou ayant des troubles de locution. Pour répondre à ce besoin, le 112 a mis en place une application dotée d’un chat, censé permettre de contacter les services d’urgence par message écrit. Ce dispositif, pensé comme une solution d’égalité d’accès à la sécurité, devait offrir une alternative aux appels téléphoniques classiques.

Au moment critique, le chat a échoué. Cette défaillance technique peut entraîner des conséquences graves, laissant la personne porteuse d’un handicap sensoriel ou verbal sans assistance. Dès que le problème a été médiatisé, la députée Julie Tatton a interpellé le gouvernement en commission parlementaire. Peu après, le ministre Bernard Quintin a annoncé qu’une « attention particulière » serait portée à la résolution de ce problème :

« Nous renforçons les possibilités d’interaction non verbale lors des appels d’urgence, notamment pour les personnes malentendantes (sourdes et ayant des troubles de communication), et nous menons des actions pour le faire connaître au public. »

Cette déclaration constitue une reconnaissance politique du problème. Mais elle met également en lumière une faille institutionnelle : pourquoi une défaillance dans un service destiné à une population vulnérable n’atelle été détectée qu’après une médiatisation publique ? Ce n’est pas seulement une question de gestion technique : c’est le signe d’un modèle institutionnel centré sur une norme dominante, où l’accès à la sécurité reste conditionné à la capacité de fonctionner dans le cadre de cette norme.

Une réponse politique ponctuelle, mais une défaillance systémique

La mise en place du chat du 112 répondait à une volonté politique légitime : rendre les services d’urgence accessibles aux personnes qui ne peuvent pas utiliser la voie téléphonique classique. Cependant, le fait que le dispositif ait été opérationnel sans véritable contrôle ni test approfondi révèle une faille dans la gestion des services publics. L’accessibilité est trop souvent pensée comme une correction secondaire, et non comme une composante essentielle du dispositif de sécurité. Les services d’urgence sont conçus prioritairement pour les usagers « standardisés », capables de s’exprimer verbalement, laissant les autres à une prise en charge de second ordre.

Le sociologue Robert Castel a théorisé ce modèle d’exclusion implicite dans son analyse des
sociétés modernes :

« La protection sociale repose sur un modèle d’intégration où la reconnaissance des droits est
fondée sur la conformité à un modèle dominant de citoyenneté. Toute déviation par rapport à
ce modèle crée une situation de vulnérabilité structurelle. »

Autrement dit, l’accès aux services publics reste conditionné à la capacité de se conformer à une norme d’interaction sociale. Ce n’est pas une exclusion explicite, mais une incapacité systémique à concevoir la sécurité comme un droit fondamental garanti à toutes et tous.

Une nouvelle initiative, un ancien schéma d’exclusion

Le 8 mars dernier, lors de la Journée Internationale des Droits des femmes, le ministre Yves Coppieters a annoncé une série de mesures pour renforcer la lutte contre les violences conjugales. En visite au Pôle de Ressources Spécialisées en Violences Conjugales et Intrafamiliales à Liège, il a présenté deux axes stratégiques :

  • L’augmentation des moyens alloués au Pôle DIViCo (Dispositif de Lutte contre les Violences dans le Couple) ;
  • La création d’un numéro d’appel unique à trois chiffres pour simplifier et centraliser
    la prise en charge des victimes.

C’est là que réside le cœur du problème systémique : cette nouvelle initiative est pensée pour répondre aux besoins de la majorité des victimes capables de passer un appel vocal en cas d’urgence. Les victimes sourdes, malentendantes, ou ayant un trouble de locution, pourtant
exposées à un risque accru de violences intrafamiliales, risquent d’être laissées de côté dans la conception du dispositif.

L’idée d’un numéro d’appel unique à trois chiffres repose sur un principe d’accès facilité : une solution simple à mémoriser, rapide à composer, et censée garantir une réponse immédiate en cas d’urgence. Mais une telle initiative, bien qu’efficace pour la majorité, soulève une question fondamentale : Faciliter l’accès le rendil réellement accessible à toutes et tous ? les femmes porteuses d’un handicap sensoriel ou verbal, incapables d’utiliser un appel vocal classique, serontelles prises en compte dans la mise en œuvre de cette initiative ?

Ce paradoxe, entre une volonté d’accessibilité et une exclusion persistante, est d’autant plus problématique que ces femmes sont justement plus exposées au risque de violences. Les femmes en situation de handicap sont deux fois plus menacées par les violences domestiques que les autres femmes. En France, une étude de la DREES, publiée en juillet 2020, a révélé que 9 % des femmes handicapées ont été victimes de violences physiques et/ou sexuelles, contre 5,8 % des femmes sans handicap. Cette vulnérabilité accrue découle directement d’une structure institutionnelle centré sur une norme fonctionnelle standardisée, ignorant leurs besoins spécifiques en matière de sécurité et d’efficacité dans la prise en charge.

Cette tendance à négliger la diversité des profils des victimes se reflète également dans le fonctionnement concret des dispositifs de protection :

Données clés sur les violences conjugales (2023)

  • 82 interventions du dispositif DIViCo en un an
  • 13 067 appels à la ligne d’écoute spécialisée (soit une moyenne de 36 appels/jour)
  • 22 % des appels effectués par des proches ou des professionnels
  • 2 % des appels émanant des auteurs de violences

Mais combien de ces appels concernent des victimes en situation de handicap ? L’absence de ces données reflète la lacune institutionnelle dans la prise en compte des besoins spécifiques. Si ces dispositifs échouent pour les victimes en situation de handicap, c’est précisément parce que le système est calibré pour répondre uniquement au standard majoritaire. Un modèle d’exclusion ancré dans l’organisation du système. Cette logique d’exclusion systémique n’est pas une simple faille technique : elle est le produit d’une organisation institutionnelle qui laisse systématiquement en marge les besoins des minorités vulnérables. On observe une dynamique similaire dans l’accès à la santé : selon une étude du Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE), les personnes en situation de handicap ont en moyenne 40 % de chances en moins d’accéder à une prise en charge médicale rapide en cas d’urgence. Ce schéma de marginalisation s’étend donc bien audelà des dispositifs de sécurité.

Le politologue Pierre Rosanvallon a montré que cette incapacité institutionnelle découle de la manière dont l’État social moderne est organisé, soumis à une double pression :

  1. Réduire les coûts → Les dépenses sont rationalisées en fonction de la capacité à répondre aux besoins de la majorité. Cette approche budgétaire conduit à une prise en charge différenciée, où les besoins spécifiques sont sousfinancés.
  2. Maximiser la performance → Les dispositifs sont conçus pour fonctionner dans un cadre normatif défini par des standards fonctionnels (voix, interaction directe). Les publics qui ne correspondent pas à ce modèle sont laissés de côté.

Axel Honneth prolonge cette analyse dans sa théorie de la reconnaissance, en expliquant comment le manque de reconnaissance institutionnelle renforce cette exclusion systémique. Là où Rosanvallon montre une faille dans le modèle de gestion publique, Honneth met en lumière le coût humain de cette défaillance : l’invisibilisation des besoins spécifiques des populations marginalisées.

Vers une réforme inclusive et durable des services publics

Ce modèle d’exclusion institutionnelle doit être corrigé à la racine. Il ne suffit pas de répondre ponctuellement à une défaillance technique : il faut inscrire l’accessibilité comme un critère fondamental dans la gestion des services publics. Cette transformation nécessite une coopération étroite entre les pouvoirs publics, les acteurs de terrain et les associations spécialisées.

La sécurité, la santé et la protection sociale doivent être repensées comme des droits fondamentaux garantis à toutes et à tous, sans condition ni compromis. Les décideurs politiques doivent désormais traduire cette prise de conscience en une réforme systémique à la hauteur des enjeux.

Amal Bouhfas
Rédactrice